Loumia Hiridjee, l’ironie du sort
Jeudi 04/12/2008 | Posté par Marlène Schiappa
L’enchaînement des événements revêt parfois une ironie tragique... C’est ce qui me vient à l’esprit quand je pense à la disparition de Loumia Hiridjee et de son mari, Mourad Amarsy, à Bombay. Le matin même, alors que je partais à Bondy pour notre réunion hebdomadaire, je passais avec ma sœur devant un des 40 magasins Princesse Tam-Tam. Le nez sur la vitrine, je lui demandais : « Tu savais que Princesse Tam-Tam avait été fondé par deux sœurs ? Et maintenant, elles sont millionnaires. Elles doivent boire un cocktail de fruits quelque part ou rédiger leur prochain business plan... »
Princesse Tam Tam parle à toutes les femmes de 15 à 50 ans. Cette marque née en 1985 a révolutionné l’approche de la lingerie : plus femme que Petit Bâteau, moins racoleuse qu’Aubade, en coton, en soie, marron, rose, ni trop sexy ni trop girly, c’est de la lingerie « ni pute ni soumise ». Quelle fille de ma génération n’a jamais porté ces dessous ?
En plus d’un exploit marketing, (Princesse Tam Tam est estimé à plus de 70 millions d’euros) c’est une vraie success story personnelle que celle de Loumia Hiridjee, la fille de marchands Indiens installés à Madagascar, puis venue suivre des études en pensionnat, en France, qui arrivera à fonder avec sa sœur Shama une marque à contre-courant de la mode du moment : princesse Tam Tam, en hommage à Joséphine Baker. Son mari, Mourad, les rejoindra et ils finiront par vendre l’affaire à une firme japonaise, pour retourner en Inde, se lancer dans le « luxe low-coast » animés toujours par cette envie d’entreprendre, alors qu’ils auraient pu prendre une préretraite dorée à moins de 50 ans chacun.
Convaincue que rien n’était impossible, engagée pour la diversité notamment au sein du Women’s Forum, l’organisation qui milite pour l’égalité hommes-femmes, elle était aussi co-auteur (toujours avec sa sœur) du livre Je monte ma boîte, un véritable manifeste du « tous entrepreneurs ». Un de ses derniers projets aboutis, Terra Femina, mon site préféré, qu’elle a porté avec d’autres femmes. Comme princesse Tam Tam, il prend la tendance à contre-courant pour aller chercher les femmes là où elles sont, et leur parler de ce qui leur plaît : leur famille, leur carrière, l’actualité et surtout la solidarité. Et Loumia Hiridjee avait décidé de lancer depuis Bombay une version de ce site pour les femmes Indiennes, opprimées de toutes parts.
Je ne pouvais pas deviner qu’au moment même où je faisais part de mon admiration pour elle, on apprenait en France, le 26 novembre dernier, que Loumia, la musulmane, avait été tuée par des terroristes islamistes ! Que celle qui, dit-on, envisageait de se lancer dans l’hôtellerie de luxe, avait été retenue prisonnière… dans un hôtel de luxe ! Cruelle ironie…
De retour chez moi, le soir même, je m’étais justement décidée à chercher ses coordonnées pour la contacter et l’interviewer sur son parcours d’entrepreneuse, de femme, de militante, de mère, d’immigrée… Au moment exact où je tapais son nom sur Google, en me demandant s’il y avait un "e" ou deux, une phrase stridente sortie de l’écran de télévision, fond sonore permanent de mon appartement, attire mon attention « Deux Français seraient parmi les victimes de la prise d’otage de Bombay ». « Et la voix sortie de l’écran poursuit : « Oui, nous en avons la confirmation à l’instant, il s’agit de la fondatrice de la chaîne de lingerie Princesse Tam-Tam et de son mari. » Je m’arrête de taper sur le clavier. J’écarte mon ordinateur, comme s’il était en cause. Je me trouve un peu bête avec la moitié de son nom affichée dans ma fenêtre de recherche Google. Horrible ironie…
Mais l’annonce de sa mort elle-même me laisse un arrière goût aigre-doux : Faut-il attendre un moment aussi triste pour qu’on dise « Deux Français » ? Comme si, quand l’émotion prenait la place de la raison, quand les médias s’arrêtaient de chercher des termes politiquement corrects, il n’existait alors plus de « minorité visible », plus de « discrimination positive », plus de « Français issus de l’immigration » : il y a deux Français, Loumia et Mourad, il y a deux morts. Je ne peux pas m’empêcher de noter qu’on dit aussi, pour une fois, « Loumia Hiridjee et son mari » et non « Mourad Amarsy et sa femme ». Et de penser que jusque dans sa mort, malgré elle, Loumia Hiridjee aura indirectement fait avancer les causes qui lui tenaient à cœur. Sublime ironie….
Ils ont été inhumés au funérarium de Clamart le 1er décembre. Dire au revoir à quelqu’un à qui on n’a jamais dit bonjour, c’est aussi ça, l’ironie du sort. Sur le site de Princesse Tam Tam, dans le questionnaire de Loumia, comme un message posthume, celle qui était une figure de proue pour de nombreuses femmes, de nombreuses mères, de nombreux immigrés, de nombreux entrepreneurs, affirmait n’avoir ni héros ni modèle, car « nous sommes tous uniques ». Et à la question « Que refusez-vous ? », elle répondait : « L’injustice du sort ». Je pense à la tristesse de tous ceux pour qui elle fut et sera un modèle malgré tout, et je pense au désespoir de ses trois enfants, dont elle indiquait qu’ils étaient « sa raison de se lever le matin » et qui, eux aussi, eux surtout, se trouvent confrontés à cette sinistre, à cette injuste, à cette ultime ironie du sort.
Par Marlène Schiappa
Par Anonyme